Chers fidèles, amis et bienfaiteurs,
Depuis longtemps, j’ai désiré vous adresser ces quelques mots. En effet, nous nous trouvons actuellement entre deux anniversaires importants : d’une part, il y a cinquante ans, la nouvelle messe était promulguée et, avec elle, les fidèles se sont vu imposer une nouvelle conception de la vie chrétienne, adaptée aux soi-disant exigences modernes. D’autre part, nous fêtons cette année le cinquantième anniversaire de la fondation de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X. Il va de soi que ces deux anniversaires ont une relation assez étroite, car le premier événement demandait une réaction proportionnée. C’est de cela que je voudrais vous entretenir afin d’en tirer quelques conclusions valables pour le présent, mais en faisant d’abord un retour en arrière, car ce conflit qui s’est manifesté il y a cinquante ans a, en réalité, déjà commencé pendant la vie publique de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
En effet, lorsque Notre-Seigneur annonça pour la première fois aux Apôtres et à la foule qui l’écoutait à Capharnaüm le grand don de la Messe et de l’Eucharistie, un an avant sa Passion, certains se séparèrent de lui, tandis que d’autres s’attachèrent à lui de façon plus radicale. Cela est paradoxal, mais c’est l’idée-même de l’Eucharistie qui a provoqué le premier « schisme » et, en même temps, a poussé les Apôtres à adhérer définitivement à la personne de Notre-Seigneur.
Voici comment saint Jean rapporte les paroles de Notre-Seigneur et la réaction de ses auditeurs : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui. De même que le Père vivant m’a envoyé, et que, moi aussi, je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra aussi par moi. Voici le Pain qui est descendu du ciel. Ce n’est pas comme la manne, que vos pères ont mangée, après quoi ils sont morts. Celui qui mange ce Pain vivra éternellement. Il dit ces choses en enseignant dans la synagogue, à Capharnaüm. Beaucoup de ses disciples, l’ayant entendu, dirent : “Cette parole est dure, et qui peut l’écouter ?” (…) Dès lors beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ils n’allaient plus avec lui. » (Jn 6, 57-61, 67).
Essayons de répondre à trois questions qui s’appellent l’une l’autre. Pourquoi les Juifs se scandalisèrent et que refusèrent-ils dès lors ? Que refuse à son tour le chrétien moderne ? Que devons-nous faire pour ne pas tomber, nous aussi, dans cette erreur si ancienne ?
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L’Evangile nous dit que les Juifs se scandalisèrent, car ils ne pouvaient pas comprendre comment Notre-Seigneur pouvait leur donner à manger sa chair. Et Notre-Seigneur, devant cette difficulté, au lieu de leur donner des explications rationnellement plus accessibles, insiste davantage, en réaffirmant plusieurs fois la nécessité de manger sa chair et de boire son sang pour avoir la vie éternelle. En fait, ce qui manqua aux Juifs, c’était la disponibilité et la confiance à se laisser guider par Notre-Seigneur, malgré le miracle dont ils venaient d’être témoins (cf. Jn 6, 5-14). En un mot, il leur manquait la foi par laquelle le Père introduit les âmes dans le mystère du salut : « La volonté de mon Père qui m’a envoyé, c’est que quiconque voit le Fils, et croit en lui, ait la vie éternelle ; et moi-même je le ressusciterai au dernier jour » (Jn 6, 40). Ce faisant, les Juifs refusaient déjà ce qu’ils allaient refuser définitivement une année plus tard : ils rejetteraient le sacrifice de la Croix, dont la Messe est la continuation, et la Sainte Eucharistie, le fruit. Ils refusaient par avance l’économie de la Croix, qui devient incompréhensible sans un regard de foi. Pour eux, la Croix serait un scandale, tout comme les paroles de Notre-Seigneur annonçant la Sainte Eucharistie les scandalisaient. Il s’agit donc de deux manifestations d’un seul et même « scandale ». En effet, l’on ne peut aimer l’Eucharistie si l’on n’aime pas la Croix, et l’on ne peut aimer la Croix si l’on n’aime pas l’Eucharistie.
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Et que refuse, de son côté, le chrétien moderne ? Il rejette également d’entrer lui-même dans l’économie de la Croix, c’est-à-dire d’être incorporé au sacrifice de Notre-Seigneur, qui se renouvelle sur l’autel. Cette perspective le scandalise de nouveau aujourd’hui. Il ne parvient pas à comprendre comment Dieu pourrait lui demander une telle chose, car il ne comprend plus comment Dieu le Père a pu demander à Notre-Seigneur de mourir sur la Croix. Par-là, sa conception de la vie chrétienne change irrémédiablement. Il n’accepte plus l’idée de compléter en lui-même ce qui manque aux souffrances du Christ (cf. Col. 1, 24). Ainsi, graduellement, l’esprit de la Croix est remplacé par celui du monde. Le désir profond de voir le triomphe de la Croix laisse la place à un vague désir de voir un monde meilleur, une terre plus vivable, le respect de l’écosystème, une humanité meilleure, mais sans plus savoir dans quel but et par quel moyen. Ainsi, du moment que cette nouvelle perspective propre au chrétien moderne n’a pas de sens et conduit à l’indifférence, l’Eglise tout entière, avec sa hiérarchie et ses fidèles, perd sa raison d’être, entre dans une crise profonde et cherche alors désespérément à se donner dans le monde une nouvelle mission, car elle a abandonné la sienne propre, celle qui ne cherche que le triomphe de la Croix par la Croix. Immanquablement, dans cette nouvelle conception de la vie chrétienne et de l’Eglise, le saint sacrifice de la Messe n’a plus sa place, car la Croix elle-même ne l’a plus. Par conséquent, la chair et le sang du Christ, que les hommes sont censés manger et boire pour avoir la vie éternelle, vont revêtir une nouvelle signification. La nouvelle messe n’est pas seulement un nouveau rite, mais c’est la dernière expression de l’infidélité à la Croix, telle que Notre-Seigneur l’avait prêchée aux Juifs et telle que les Apôtres l’avaient prêchée à l’Eglise naissante. Nous avons ici, à la fois, la clef d’interprétation des derniers cinquante ans d’histoire de l’Eglise et celle de la plupart des erreurs et des hérésies qui l’ont menacée pendant deux mille ans.
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Mais alors, que devons-nous faire en 2020 pour garder l’esprit de la Croix et un amour inconditionnel envers l’Eucharistie ? Car, tôt ou tard, la même tentation qui poussa les Juifs à s’éloigner de Notre-Seigneur, va nous atteindre par d’autres biais et Notre-Seigneur nous interrogera comme il a interrogé les Apôtres : « Et vous, est-ce que vous voulez aussi vous en aller ? » (Jn 6, 68) Comment pouvons-nous être toujours prêts à répondre comme saint Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle. Et nous, nous avons cru et nous avons connu que Vous êtes le Christ, le Fils de Dieu. » (Jn 6, 69-70) ?
La réponse à cette question primordiale se trouve dans la vraie participation au sacrifice de la Messe et dans une vie vraiment eucharistique. La sainte Messe renouvelle nos âmes dans la mesure où nous entrons dans le mystère de la Croix, où nous le faisons nôtre, non seulement en assistant à un rite exprimant notre foi dans le Sacrifice, mais en entrant nous-mêmes dans ce Sacrifice, de telle manière qu’il devienne parfaitement nôtre, tout en restant parfaitement celui de Notre-Seigneur. Pour y parvenir, pour s’offrir soi-même avec Notre-Seigneur, il est d’abord nécessaire d’accepter sincèrement la Croix, avec toutes ses conséquences. Il s’agit de nous détacher de tout pour être vraiment en mesure de tout offrir avec et par Notre-Seigneur : notre ego, notre volonté, notre cœur, nos aspirations, nos ambitions, nos affections, en un mot ce que nous sommes et ce que nous avons, et même nos frustrations.
Avec ces prédispositions, lorsque le Fils s’offre au Père, nous sommes aussi dans le Fils, car la Croix nous unit à lui et fusionne notre volonté avec la sienne. De cette façon, nous sommes prêts pour être offerts au Père avec lui. Nous ne pouvons pas nous offrir véritablement au Père si nous ne sommes pas un seul être avec le Christ. C’est seulement grâce à cette union à la divine Victime que l’offrande de nous-mêmes acquiert une grande valeur. Or cela peut se réaliser uniquement pendant et par la sainte Messe.
Et c’est après ce don total de nous-mêmes, renouvelé à chaque Messe, que nous sommes capables de recevoir le Tout en échange : c’est la sainte Eucharistie, fruit du Sacrifice, dans lequel le Fils s’offre et dans lequel nous nous offrons avec lui. L’Eucharistie nous purifie, augmente en nous le dégoût du monde et nous sanctifie ; cela pourvu qu’il n’y ait pas, de notre part, une résistance au dépouillement radical, qui est la condition préalable pour cette transformation. Voilà ce qu’est la sainte Messe et voilà pourquoi il faut redécouvrir chaque jour sa valeur. Après cinquante ans, il nous faut toujours plus redécouvrir la grandeur de la grâce que nous avons reçue et que nous continuons de recevoir par la sainte Messe de toujours.
Cela peut paraître paradoxal : d’un côté, la sainte Messe reste toujours pour nous l’objet d’un combat dans lequel nous ne pouvons pas épargner nos efforts ; de l’autre, la transformation qu’elle opère dans l’âme produit la paix ineffable dont seul Notre-Seigneur peut être l’auteur. En effet, celui qui reçoit Notre-Seigneur et qui vit en lui, perd peu à peu tout autre désir. Surtout, il n’a plus la crainte de perdre quoi que ce soit, y compris sa propre vie. Par conséquent, il n’y a plus rien, dans son âme, qui ne corresponde à la volonté de Dieu. Ainsi le malaise habituel, provenant de la lutte entre le vieil homme et l’homme nouveau, ne touche plus l’âme transformée par la Messe et l’Eucharistie. Cette âme vit en paix, pacifiée qu’elle est par la sainte Communion : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix, non comme le monde la donne » (Jn 14, 27).
La sainte Communion nous transforme aussi et surtout par l’union qu’elle établit avec Notre-Seigneur : de fait, toute sainteté et toute vie spirituelle se résument dans cette union intime avec lui, et tout ce qui ne vise pas cette union n’est que du verbiage. En définitive, c’est la seule chose qui lui importe et c’est la raison pour laquelle il a fondé son Eglise. Il n’attend qu’une chose : que cette union soit parfaite et impérissable dans l’éternité : « Père, je veux que, là où je suis, ceux que vous m’avez donnés y soient aussi avec moi, afin qu’ils voient ma gloire que vous m’avez donnée, parce que vous m’avez aimé avant la création du monde » (Jn 17, 24).
Par la sainte Eucharistie, il commence cette union et il prépare déjà l’éternité : en effet, l’Eucharistie est le gage de la vie éternelle et le moyen par lequel cette vie commence déjà ici-bas. Celui qui la reçoit avec les dispositions requises est bien conscient que dans la Communion se cache le germe de la vie éternelle. C’est la sainte Communion qui fait croître en nous la vertu d’espérance, car chaque Communion augmente en nous le désir de la vie éternelle et elle nous enracine chaque fois davantage dans le paradis. L’éternité est en effet une communion avec Notre-Seigneur qui ne prendra jamais fin, car il remplira nos âmes totalement et parfaitement, étant pour toujours tout en tous. L’éternité est une longue Pâque sans fin dans laquelle Notre-Seigneur manifestera de nouveau sa gloire, comme au jour de sa Résurrection, et il nous associera à sa joie et à sa gloire ; néanmoins cette association de nos âmes à sa joie et à sa gloire, actuellement cachées, commence déjà à travers notre union avec le Christ caché dans l’Eucharistie.
Il nous faut vivre de tout cela, il nous faut être imprégnés de cet amour pour la sainte Messe et pour la sainte Eucharistie, et il faut le transmettre aux autres, surtout aux plus jeunes, car ils se trouvent souvent devant le terrible choix entre Notre-Seigneur et le monde. On les prépare à choisir Notre-Seigneur dans la mesure où ils peuvent déceler chez leurs aînés cet amour inconditionnel de l’Eucharistie, qu’on ne peut transmettre avec une leçon de doctrine théorique, mais avec une vie vraiment chrétienne et complètement absorbée dans un tel idéal. La sainte Messe est beaucoup plus qu’un simple rite auquel nous sommes attachés, comme beaucoup de mécréants nous le reprochent. La sainte Messe est notre vie, car le Christ est notre vie. Nous attendons tout de lui et nous n’attendons rien en dehors de lui. Et tout ce que nous attendons de lui, nous sommes sûrs de le trouver chaque jour dans la sainte Eucharistie : « Je suis le Pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura pas faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif » (Jn 6, 35).
Voilà comment il faut sans cesse se ressourcer pour garder l’esprit de la Croix, qui est à la fois l’esprit de la pénitence et de la joie, de la mortification et de la vie, du mépris du monde et de l’amour de la sainte Eucharistie. Voilà comment nous devons préparer notre Pâque : celle que nous allons célébrer dans quelques semaines, mais aussi et surtout celle que nous célébrerons dans l’éternité.
Dieu vous bénisse !
Menzingen, le 1er mars 2020, premier dimanche de Carême
Don Davide Pagliarani
Supérieur général